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Thème 7  DE BEAUX DÉBUTS   par Nicole JEANNE-LEFORT






1er septembre 1970


Papa nous a réveillés de bonne-heure pour ce grand jour. Il est fier papa, nous, ses filles, nous rentrons à la Régie. Du coup, pour la circonstance il veut que nous montions à l'arrière de la 403 et que lui, s'installe au volant pour nous servir de «chauffeur». C’est qu'il a pris sa journée et veut nous déposer devant la «grande porte» des Grands Augustins (les Grands Aug.). C’est par cette porte, qu’entrent les grands patrons, les blouses blanches !

Et nous voila sur notre 31, belles comme des cœurs, bronzées par nos récentes vacances à la mer. Monique dans une petite robe à fleurs pastel, moi avec une robe bouton d’or, toutes les deux nous avons mis un point d’honneur à assortir le sac, chaussures et gants blancs.  On se regarde et on se trouve très jolies toutes les deux. On veut faire bon effet. Vite bibis à maman et hop ! Nous nous installons dans la voiture. Déjà notre imagination va bon train, nous nous imaginons dans des grands bureaux clairs et puis, nous sommes armées, d’expériences professionnelles en  béton : de dactylos, de secrétariats, donc, nous sommes sûres de nous puisqu’on nous a parlé que de travaux de dactylographie. Pour nous c’est de la gnognotte. Mais pour le moment, c’est l’angoisse du premier jour ! On verra bien…

Nous voilà devant le 53ter Quai des Grands Augustins, papa se gare en double fil et descend nous ouvrir les portes. Il va jusqu’au bout de sa mission de chauffeur. Il est fier papa. Un gros « bi » sur sa joue fraîchement rasée, « à ce soir » petit signe de la main encore et le voilà parti.

Nous entrons par cette grande porte déjà ouverte derrière laquelle un monsieur en habit bleu marine nous salue et vient vers nous. Il nous explique par où nous devons passer pour notre rendez-vous et là : première vision d’une hiérarchie RATP que nous ne connaissons pas encore, il nous indique que nous ne devons pas entrer par cette porte, mais sur le côté de la rue où se trouve la « petite porte » pour l’entrée des employés !

Nous prenons I'ascenseur cage qui nous amène sur un palier d’où part un grand couloir assez sombre. Le bruit de nos pas est atténué par la moquette et nous longeons des portes doubles, capitonnées, on dirait du cuir. Tout au bout un garçon d’étage est assis devant un petit bureau en fer, tout seul, dans un renfoncement. Cette fois, le palier n’a pas le même aspect que celui sur lequel nous sommes passées : les murs sont gris, tristes, pas vraiment sales, mais pas vraiment propres non plus. Il y a un escalier en ciment qui se termine là, devant la porte d’un ascenseur sombre, et puis tout seul, entre deux murs couleur crème un escalier assez raide continue notre ascension jusqu'au 6ème étage. Le garçon d'étage nous dit que c’est en haut des marches que se trouve le «Pool».

Un «Pool» ! Jamais entendu parler de ça,  qu'est ce que c'est ? Ma sœur me dit que c'est un bureau où il n’y a QUE des dactylos qui frappent sur leur machine toute la journée !

Nous montons donc et après avoir longé un étroit couloir, nous toquons à la 2ème porte de gauche le couloir est sombre, si bien que lorsque nous entrons nous sommes un peu éblouies par la clarté du lieu. D’un coup les machines à écrire se sont stoppées net et une dizaine de têtes se sont tournées vers nous. Nous nous trouvons au niveau des toits de Paris, des toits et encore des toits et le soleil,  les machines arrêtées. J'entends les pigeons qui roucoulent. Je m'aperçois du décalage entre nous deux et ces femmes, nous avons I'air de midinettes en promenade, elles, toutes en blouses bleues ciel mise à part la personne qui nous reçoit la Chef. Au premier regard, il est facile de dire qui est qui. D'abord la chef dans son bureau vitré surveillant le Pool. Elle arbore un sourire engageant et nous présente ses adjointes : < Mes petites, voici Mme Jobert et Mme Croc. Je comprends très vite que les employées sont les jeunes et que les Chefs sont les «vieilles» car devant elles, il n'y a pas de machine à écrire puisque leur tâche consiste à relire la «frappe».

Le bureau tout en longueur laissait un passage sur la droite, les bureaux étaient par bloc de 4 (deux face-à-face..). Au fond près de la fenêtre, une fille de mon âge, très maquillée, nous souriait curieusement en retroussant les lèvres, sensuellement, à la manière des stars posant devant un photographe. Elle était très brune, coiffée à la lionne, mode du moment. Sa blouse était ouverte ce qui lui donnait l’air d’être plus à l’aise que les autres, comme si elle disait «moi je fais ce que je veux». Elle avait sûre d’elle ce qui contrastait avec sa voisine à la blouse boutonnée jusqu’au menton, au regard de petite fille sage. La «star» du bureau.

On nous indique deux places libres côte à côte, Monique et moi. Je suis contente de la sentir proche de moi. Je me sens déstabilisée, tout me semble si ringard, d’un autre temps, même les machines de frappe sont mécaniques. Pour nous qui sommes habituées depuis longtemps aux machines électriques… Comble de désarroi, il n’y a pas assez de machines et on va m’en dégotter une de derrière les fagots, une vieille Under Wood, le truc des années 30 ! À pleurer ! On m’apporte un stencil (qu’est-ce que c’est encore que ce truc là ?). Je ne connais que le papier, les calques. Quel horreur les calques, pas de gomme pour corriger, il faut mettre, il faut mettre une sorte de peinture de la «bouchine» genre de mercurochrome, c’est la technique RATPiste. J’ai l’impression de cauchemarder ! Pire, les «adjointes» qui n’ont pas d’autre mission que de nous faire refaire le travail lorsque nous décalons, d’un demi millimètre, le nom d’un agent après les deux points, sur un imprimé !

            Face à moi, Chantal, dont les yeux pétillaient et qui semblait nous comprendre sans parler. Le courant est passé tout de suite, sans doute avions nous les mêmes valeurs dans le travail. Plus tard, nous saurons, bien plus nous rapprochait. Nous sommes très vite devenues amies.

Mon regard se perdait sur les toits ensoleillés de Paris. Dans I'immédiat, c'était la vision de mon avenir. Je crois qu'à ce moment là, je n'y pensais pas trop. C'est tellement irréaliste de parler du futur quand on est jeune. J'avais seulement hâte de me retrouver avec Monique, à la maison, pour discuter librement de nos impressions réciproques.

Déjà, je me sentais imprégnée de I'odeur de papier mêlée de parfums de machine d'encre. J'avais la désagréable impression de ne rien savoir faire, de mal travailler. Pourtant, j'avais, jusqu'à ce jour, le sentiment d'être quelqu'un d'intéressant et dont les expériences dans le monde du travail avaient permis d'avoir de I'assurance. Je commençais à douter d'une éventuelle embauche. Je trouvais un décalage entre ce que papa nous racontait à la maison, le côté noble du travail de bureau à la RATP et ce que nous vivions, comme s'il y avait deux mondes ! Je pensais à sa fierté de nous savoir à la «Régie» et MA réalité : la banalité du travail et une hiérarchie pesante, draconienne, encline à ne pas reconnaître nos diplômes de sténo et de dactylo.


Hier, j'avais 20 ans. Aujourd'hui, j'en ai 52. Il n'y a plus de pool, plus de blouses bleues, il n'y a plus de machines à écrire mécaniques, nous abordons le troisième millénaire, nous sommes en l'an 2001, c'est l'ère de I'informatique. Je frappe sur le clavier de mon «pécé» des messages «électroniques» des «e-mail», j'utilise des «logiciels» qui portent des noms aux consonances anglophones «Word», «Excel», «PowerPoint», «QuarkXpress», «Photoshop» et «CorelDraw», je fais des recherches sur le « Web», même à la maison,  on joue sur le «pécé» à des « Games».

L’immeuble du 53ter, quai des Grands Augustins n’appartient plus à la RATP.

Le nouveau siège de la Régie a pris le look de l’an 2000, moderne, magnifique, il se dresse sur les quais de Seine et laisse flotter son nouveau logo dans sa tour de verre, au rythme des vagues clapotant sur les berges.


NICOLE JEANNE-LEFORT

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