Thème 3 HISTOIRES D'ORIGINES par Laurence POISSY
RACINES
À celui dont on a volé l’enfance pour une guerre parce qu'il est juif. Son salut, il le doit à la séparation d'avec sa mère à cinq ans car il fut caché chez des fermiers. Celui dont on a volé la jeunesse pour une autre guerre, dont il n’était pas solidaire. Celui-ci qui, d'un coup de mitraillette dans la jambe a tenté de refuser de la faire. De cette période il parle, maintenant seulement, quarante cinq ans après.
À celle qu'on a brutalement séparée de son père, parce qu'il avait le mauvais goût d’être juif. Celle-ci enfant tardive de cet homme qu’elle adorait et de cette femme qui se cachait. Son père n’est jamais revenu. Elle a retrouvé sa mère, après la guerre, la souffrance et la peur. Leur symbiose ensuite n’a pas eu de fin.
À celle qui a perdu son mari dans un wagon parti de Drancy. Celle qui, de longues années, a fui la barbarie et l'arbitraire, contrainte de se séparer de sa fille pour leur sécurité. Elle n'a jamais refait sa vie, elle est restée soudée aux enfants rescapés, prenant le risque de les étouffer parfois. Comment sortir de ça ?
À celle qu'on a arrachée, à dix huit ans, du ghetto. C'était pourtant son univers, pour venir dans un pays hospitalier qui s'est empressé de la tromper. Celle-ci est, je crois, restée une enfant. Du pays d'origine elle a gardé l'accent.
À celui qui, à peine père, est parti dans un camp de prisonniers en Autriche, c'est pourtant ce qui I'a sauvé des camps de la mort. Celui qui a longuement milité avec les ouvriers et qui le jour où le mur s'est effondré, a vu partir en poussière beaucoup de ses convictions.
À celle qui, toujours le rire au bord des yeux, préparait des festins pour nos visites passage Dagorno, Paris 20ème. À peine passé la porte, oubliée la cage d'escalier sordide, avec des latrines à chaque palier. Nous étions tirés vite à I'intérieur et couverts de baisers sonores et parfumés de tous les plats que cette aïeule extraordinaire avait préparés à notre intention. Ses cheveux gris vaporeux formaient autour de sa tête un nuage ondoyant. Passé le couloir au sol en cuvette, comme dans les autres pièces d'ailleurs, on entrait dans la cuisine. Dans le coin gauche ronflait une cuisinière à charbon, où mijotaient des cocottes culottées et fumantes. Dans la pièce voisine, la table était déjà garnie de saladiers de caviar d'aubergines à I'ail, de charcuterie cachere, de gros cornichons au sel sans oublier les carottes râpées, grand plaisir de ma grande sœur. Venaient ensuite le bouillon de poulet aux boulettes de farine de pain azyme, la carpe farcie et ses petits légumes. Pour finir, on pouvait piocher dans la boîte en fer blanc contenant les strudels aux fruits secs ou dévorer des crêpes au fromage blanc parfumées à la cannelle, toutes chaudes sorties de la poêle. Je me souviens d’un concours de mangeurs de crêpes entre mon père et moi, je ne suis pas sûre qu’il ait gagné...
Celle-ci qui ne savait pas lire et qui, un dimanche de printemps avait décidé d’aller voir son petit-fils et ses arrière-petites-filles dans leur banlieue, par les transports. Elle s’était perdue et, le rire dans la gorge, les avait retrouvés, par le plus grand des hasards, au coin d’une rue improbable. Joie pure de la voir, à chaque fois renouvelée.
À celui, dont le souvenir est fugace : une tignasse blanche, une boîte de boules de gommes près d’un fauteuil à la fenêtre. Ce petit homme silencieux, la pipe toujours vissée à la lippe, me faisait un peu peur. Mais j'ai le souvenir de son sourire et de ses yeux malicieux quand sa femme le querellait parce qu’il n'avait pas surveillé la tambouille. Celui dont on m’a caché la mort quand j’avais dix ans par peur de me blesser. Mais je l’ai deviné tout de suite. Quand même.
À celle, qui est morte, déjà, trop tôt, ravagée par un cancer I’engrenage du quotidien m’a empêché de la rencontrer plus souvent. Sa pensée me quitte rarement, son rire résonne parfois à mes oreilles. J’ai hérité, d'elle sans doute, ce plaisir à planter des graines, noyaux, bulbes, et voir pousser la vie.
Et puis à tous les autres, ceux qui sont morts et les vivants.
À ceux-là je peux encore dire ma reconnaissance d'être de la même chair et du même esprit.
LAURENCE POISSYaaaaaaaaa