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Louise MICHEL

LA LÉGENDE RÉPUBLICAINE

                                      Saint Just 





Ombre d'un citoyen, Saint-Just, je te salue !

Viens, frère, parle-moi : l'heure est-elle venue ?

           Les Pharaons vont-ils tomber ?

Vois-tu, souvent la nuit, quand l'horizon est sombre,

Je m'en vais en rêvant, et près de moi ton ombre

           Se dresse et semble me parler.


Et nous allons tous deux, moi dans l'ombre indécise,

Toi dans l'éternité ; nous allons, et la bise

           Pleure les morts et les proscrits.

Et tout ce qui jadis éblouissait le monde,

La liberté, l'honneur, semble dormir sous l'onde.

           Le silence même a des cris.


Une immense hécatombe, un sépulcre, un repaire,

Voilà ce qu'ils ont fait de la patrie, ô frère.

           L'aigle a fondu de son rocher,

Les chacals ont rampé, l'hyène immonde est venue

Et l'on ne voit plus rien sur terre et dans la nue,

           L'avenir peut-il abdiquer ?


Vois ce qu'ils ont, ces loups, fait de la République ?

Ce peuple au cœur ardent, ce peuple magnifique

           Prend pour maître un aventurier ;

Il ne s'éveille plus au bruit de son histoire,

Même sous le fouet ; c'est à ne pas y croire,

           Sa honte est à terrifier.


Oh ! Du moins, autrefois, dans vos luttes sanglantes,

Le cœur battait à l'aise, et des ailes géantes

           Emportaient votre esprit en haut ;

On pouvait, en mourant sur la place publique,

Crier de l'échafaud : « Vive la République ! »

           Oh ! C'était grand et c'était beau !


Aujourd'hui, tout se tait ; on entasse dans l'ombre,

Pour qu'ils ne parlent plus, des prisonniers sans nombre,

           Car la mort ferait trop de bruit.

Et quand on voit parfois que cette agonisante

Qu'on appelle la France a murmuré, mourante,

Un soupir dans l'affreuse nuit ;


Quand elle a tressailli de honte ou de colère,

L'homme qui la soumet, horrible bestiaire,

           Sur elle étend son hideux bras !

Et nous souffrons cela ! Ce néant nous domine !

Le nain pour piédestal a pris une colline

           Et nous le regardons d'en bas.


Oh ! Vous nous méprisez, vous, ombres magnanimes,

Qui donniez, frémissants de vos désirs sublimes,

           Jusqu'à la bonté de vos cœurs.

Vous qui saviez briser dans le fond de vos âmes

Toute faiblesse humaine et qu'on traitait d'infâmes,

           Effrayants et saints éclaireurs !


Oh ! Vous étiez bien purs, quoique étant implacables,

Et vous étiez bien grands, apôtres formidables

           De l'auguste fraternité,

Or, tandis que mes yeux se remplissaient de larmes,

Une nuit, j'entendis comme un lointain bruit d'armes

           Dans le silence répété.


C'étaient eux !  Les géants, les terribles archanges

Qui pour ouvrir la route ont mis dans leurs phalanges

           La mort, comme on met un faucheur.

C'étaient eux qui, le cœur saignant sur la victime,

Frappaient le souverain, montrant de loin l'abîme

           Aux rois livides de frayeur.



. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



Comme je regardais cette cohorte sombre,

Un d'eux, s'en détachant, vint près de moi dans l'ombre

           Et me tendit ses pâles mains,

Comme les donne un frère après les jours d'absence,

Et je lus dans son âme, au milieu du silence,

           L'arrêt terrible des destins.


Tous deux nous paraissions à peu près du même âge,

Et soit que ce fût l'âme, ou l'air, ou le visage,

           Ses traits étaient pareils aux miens.

Et Saint-Just me disait dans la langue éternelle,

« Entends-tu, dans la nuit, cette voix qui t'appelle,

           Écoute, l'heure sonne, viens ! »


                                                                                                          Paris, janvier 18611861

  

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