Saint Just
Ombre d'un citoyen, Saint-Just, je te salue !
Viens, frère, parle-moi : l'heure est-elle venue ?
Les Pharaons vont-ils tomber ?
Vois-tu, souvent la nuit, quand l'horizon est sombre,
Je m'en vais en rêvant, et près de moi ton ombre
Se dresse et semble me parler.
Et nous allons tous deux, moi dans l'ombre indécise,
Toi dans l'éternité ; nous allons, et la bise
Pleure les morts et les proscrits.
Et tout ce qui jadis éblouissait le monde,
La liberté, l'honneur, semble dormir sous l'onde.
Le silence même a des cris.
Une immense hécatombe, un sépulcre, un repaire,
Voilà ce qu'ils ont fait de la patrie, ô frère.
L'aigle a fondu de son rocher,
Les chacals ont rampé, l'hyène immonde est venue
Et l'on ne voit plus rien sur terre et dans la nue,
L'avenir peut-il abdiquer ?
Vois ce qu'ils ont, ces loups, fait de la République ?
Ce peuple au cœur ardent, ce peuple magnifique
Prend pour maître un aventurier ;
Il ne s'éveille plus au bruit de son histoire,
Même sous le fouet ; c'est à ne pas y croire,
Sa honte est à terrifier.
Oh ! Du moins, autrefois, dans vos luttes sanglantes,
Le cœur battait à l'aise, et des ailes géantes
Emportaient votre esprit en haut ;
On pouvait, en mourant sur la place publique,
Crier de l'échafaud : « Vive la République ! »
Oh ! C'était grand et c'était beau !
Aujourd'hui, tout se tait ; on entasse dans l'ombre,
Pour qu'ils ne parlent plus, des prisonniers sans nombre,
Car la mort ferait trop de bruit.
Et quand on voit parfois que cette agonisante
Qu'on appelle la France a murmuré, mourante,
Un soupir dans l'affreuse nuit ;
Quand elle a tressailli de honte ou de colère,
L'homme qui la soumet, horrible bestiaire,
Sur elle étend son hideux bras !
Et nous souffrons cela ! Ce néant nous domine !
Le nain pour piédestal a pris une colline
Et nous le regardons d'en bas.
Oh ! Vous nous méprisez, vous, ombres magnanimes,
Qui donniez, frémissants de vos désirs sublimes,
Jusqu'à la bonté de vos cœurs.
Vous qui saviez briser dans le fond de vos âmes
Toute faiblesse humaine et qu'on traitait d'infâmes,
Effrayants et saints éclaireurs !
Oh ! Vous étiez bien purs, quoique étant implacables,
Et vous étiez bien grands, apôtres formidables
De l'auguste fraternité,
Or, tandis que mes yeux se remplissaient de larmes,
Une nuit, j'entendis comme un lointain bruit d'armes
Dans le silence répété.
C'étaient eux ! Les géants, les terribles archanges
Qui pour ouvrir la route ont mis dans leurs phalanges
La mort, comme on met un faucheur.
C'étaient eux qui, le cœur saignant sur la victime,
Frappaient le souverain, montrant de loin l'abîme
Aux rois livides de frayeur.
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Comme je regardais cette cohorte sombre,
Un d'eux, s'en détachant, vint près de moi dans l'ombre
Et me tendit ses pâles mains,
Comme les donne un frère après les jours d'absence,
Et je lus dans son âme, au milieu du silence,
L'arrêt terrible des destins.
Tous deux nous paraissions à peu près du même âge,
Et soit que ce fût l'âme, ou l'air, ou le visage,
Ses traits étaient pareils aux miens.
Et Saint-Just me disait dans la langue éternelle,
« Entends-tu, dans la nuit, cette voix qui t'appelle,
Écoute, l'heure sonne, viens ! »
Paris, janvier 18611861