Les temps héroïques
La terre a des tressaillements.
La Chanson de Roland
I
Ce n’est plus le vieux Charlemagne,
Qui sourd à l’appel de Roland
S’en revient triste de l’Espagne ;
Ce sont des peuples en campagne
Et la mort sonne l’Oliphant.
C’est elle qui tient la bannière,
Un noir drapeau trempé de sang ;
─ Et la mort est superbe et fière,
En une clarté matinière,
Ainsi qu’un éblouissement.
C’est une époque fatidique
Dans le sombre infini des temps ;
On a vu, dans le monde antique,
Parfois, surgir un jour stoïque
Au milieu d’épouvantements
Le sable entassé sur les sables,
Ne pouvant pas compter les ans,
Entre les époques semblables,
Ou des chaos épouvantables
Ont mélangé les éléments.
Combien de jours compte notre âge ?
Et de siècles, l’on n’en sait rien ;
Ni de mille ans, pas davantage ;
Depuis qu’aux autres, par l’orage,
Se cachait l’animal humain.
Tout progrès naît en lutte ardente,
Parmi les éclairs fulgurants,
On dirait que la foudre enfante,
Et l’on se sent, par la tourmente,
Vivre encor dans les éléments.
Quels abîmes sur quels abîmes !
La caverne, le feu, le pain ;
Entre les hauteurs de ces cimes,
S’entassent bourreaux et victimes,
Ainsi que des monceaux de grain…
II
Enfin l’antique nuit s’efface,
On entrevoit la vérité :
L’homme fauve n’a plus de place,
Il a vécu comme sa race,
C’est l’heure de l’humanité.
Quelles luttes impitoyables
Pour que viennent des jours meilleurs,
C’est le devoir d’être implacables
Pour les insectes et les fleurs,
Quel rêve ! le monde enfin libre,
La douleur morte, le mal mort,
Et tout ce qui pense ou qui vibre
Trouvant la pente, l’équilibre,
Sa note, dans l’immense accord.
La science admirable et terrible
Se faisant humble aux tout petits ;
Creusant l’inconnu, l’invisible,
S’émiettant, intelligible
Aux rudimentaires esprits.
Et l’art passionnant les foules
En des sens nouveaux grandissant,
Tandis que d’invincibles houles
Emporteront tous les vieux moules
Où l’on jetait l’homme en naissant.
Ah ! plus qu’au creuset hermétique
L’idéal s’éveille puissant.
Et plus qu’au Prométhée antique,
Plus qu’en le symbole mythique
L’avenir semble rayonnant.
Le grand œuvre où le temps nous mène,
Ce n’est pas l’ouvrage d’un seul.
Mais de toute une étape humaine,
Œuvre d’amour, œuvre de haine,
Voilée encor en un linceul.
On comprendra l’être, la plante,
Ce que hurlent, confusément,
Les forêts, les vents, la tourmente,
Les flots noirs, la foule grondante
Le progrès sans cesse appelant
L’abîme entre ce que nous sommes,
Ce que l’on fut, ce qu’on sera !
Autrefois moins que des atomes,
Aujourd’hui, les pâles fantômes
De l’être qui succédera.