Les ouvriers de Rouen
Le savons-nous bien tous ? Tandis qu'en nos demeures,
Nous laissons, en songeant, passer sur nous les heures,
Moi, tandis que j'écris,
Et que d'autres s'en vont dans les fêtes bruyantes,
En France, près de nous, sont des bouches mourantes
Dont nul n'entend les cris !
Ah ! nous sommes des fous ou bien des misérables !
Nous jetons aux prisons, aux bourreaux, les coupables,
Et nous disons : Horreur !
Le bandit, il est vrai, frappe au cœur sa victime,
Mais nous laissons mourir. — Il est plus magnanime,
Faisant moins de douleur.
Et nous nous disons grands, justes, bons et paisibles !
Ah ! quand nous paraîtrons aux assises terribles
De la postérité,
Ne disons point trop haut, de peur des ombres pâles
Dont il évoquerait encor les derniers râles,
Ce mot : Fraternité !
Oui ! depuis plus d'un an compté par la souffrance,
On mourait à Rouen, n'ayant plus d'espérance,
Quand nous l'avons appris !
Nous ne le savions pas ! Et les plaintes des mères
Et des petits enfants, dans les bises amères
Pleuraient toutes les nuits !
Nous savons maintenant. Ah ! point de cœurs vulgaires
Qui pèsent leur offrande ! Il faut sauver nos frères
Sans perdre un seul instant.
Donnons sans balancer, donnons jusqu'à nos âmes,
Tous, qui que nous soyons, hommes, enfants ou femmes ;
On tue en hésitant !
Vite ! Tandis que nous disons : « Il faut souscrire »
La nuit, dans les chemins, un pauvre enfant expire.
Car nous le savons tous :
Quand les pères n'ont plus aucune nourriture,
Les enfants, dans les champs, s'en vont à l'aventure,
Sur la pitié des loups.
Ils s'en vont, et la ville est au loin effacée ;
Ils ont peur, les plus grands prennent, l'âme glacée,
Les petits par la main.
Ils s'en vont, et sur eux se répand la grande ombre ;
Beaucoup ne souffrent plus, hélas ! car le froid sombre
À fait taire la faim !
Octobre 1865