La fiancée de Bories ler
Il n'est plus de rayons, il n'est plus de soleil.
Et le jour et la nuit tout nous semble pareil.
Victor Hugo
I
Vieille toute cassée, on la voyait naguère
Passer silencieuse et le front vers la terre
Les pas trainants et lourds
Sous un soleil brulant, par la pluie ou la glace,
Des fleurs à son coté. C’était à Montparnasse
Qu’elle allait tous les jours.
Vers le froid Montparnasse, où des cercueils sans nombre
Contiennent le travail qui s'accomplit dans l'ombre,
La chair livrée aux vers,
Aux racines de l'herbe, à ces hydres funèbres,
Mystérieux agents qui font dans les ténèbres
De nouveaux univers.
Sur le tertre où tombaient ses couronnes fleuries,
On lisait quatre noms : Goubin, Pommier, Bories,
Raoul ; — noms courts et fiers.
Sombre elle s'en allait et rentrait radieuse,
Et comme rajeunie à quelque source heureuse,
Les yeux tout remplis d’éclairs.
Et quand, à certains jours de douleur ou de gloire,
La foule vers le tertre allait à l'offertoire,
Les mains pleines de fleurs,
La vieille grandissait et, relevant la tête,
Regardait, et ses yeux flamboyants de tempête
Se voilaient sous les pleurs.
II
Voilà le souvenir magnifique et terrible
Qu'elle avait conservé ; parfois, torture horrible,
Parfois, appel triste et lointain,
Ce qui troublait son cœur aux légendes semblable,
Parfois, la saisissait, fantôme épouvantable,
A la gorge comme une main.
Un jour, nous disait-elle, avec un bruit d'abeilles,
La foule s'assemblait à des ruches pareilles;
Les places s'emplissaient toujours;
Les blancheurs du matin ne flottaient pas encore;
C'était pour s'éveiller longtemps avant l'aurore,
Un jour étrange entre les jours.
Il y a bien longtemps, alors elle était belle,
Dans ses vêtements noirs, elle allait devant elle,
Et devant elle on s'écartait.
Pourquoi ? nul ne le sait. À travers cette foule,
Elle allait à son but, et dans l'humaine houle
Chaque flot sombre la portait.
Des roses dans les mains, les levant sur sa tête,
Elle allait au-devant de l'horrible charrette,
Vers l'échafaud noir et sanglant,
Pour que le condamné pût saisir sa pensée.
Et Bories aperçut sa pâle fiancée ;
Ils échangèrent leur serment.
Amis aux jours troublés sont des noces pareilles,
Les noces des martyrs dans les aubes vermeilles
Dureront éternellement.
Il en est d'entre nous, pour ce pacte suprême,
Sur le progrès sans fin que garde la mort même,
Ils signeront avec leur sang.
Paris, 1867