Curtius
Au milieu du forum s'ouvre un gouffre effrayant,
Et l'invincible ville a peur en s'éveillant,
Du sinistre miracle.
L'oracle, consulté par les prêtres des dieux,
Dit : « Il faut ce que Rome a de plus précieux. »
Et Rome croit l'oracle !
Le gouffre ouvert mugit comme un sombre océan,
Rugit comme un lion et comme un ouragan.
Bouche du noir abîme,
La nuit en sort, mêlée à de rouges lueurs,
Oh ! c'est beau, s'il ne faut pour de telles horreurs
Qu'une seule victime !
Citoyens, ce que Rome a de plus précieux,
C'est ce jeune homme ayant dans l'éclat de ses yeux
Tout le ciel d'Italie ;
Dans le cœur, tout l'amour des austères Brutus
Pour la grande patrie. Approche, Curtius !
Ta vie est accomplie.
Pourquoi pâlir, Romains ! Il est doux de mourir
En sauvant son pays; il fait bon s'endormir
Sous le cyprès civique.
Et sur son cheval blanc, hennissant de terreur,
Curtius, frémissant, s'écrie avec ardeur
« Vive la République ! »
Ils tombèrent tous deux : le cheval effrayant
De terreur et couvert d'une écume de sang ;
Le maître magnifique !
L'abîme se ferma; mais sous terre on entend
La voix de Curtius, dans la nuit, répétant :
« Vive la République ! »
Rome encore parfois s'éveille à cet accent
Et se lève soudain, tant il est menaçant,
Le crieur fatidique.
Mais elle se rendort dans un songe accablant...
Hélas ! ô Curtius, ta mort devait pourtant
Sauver la République !...
Paris, juillet 1862