Avant l’aube
I
L’obscurité s’étend profonde
À l’horizon où rien ne luit,
La tempête s’amasse et gronde
Sur le gouffre d’ombre et de nuit ;
L’épouvante dans l’air frissonne,
Et pour un immense cyclone
L’Océan s’élève et mugit.
Océan à l’onde sanglante,
Où déferlent des flots humains ;
Où se mêle, dans la tourmente,
L’appel sinistre des tocsins ;
Il faut que le cycle s’achève,
Que notre temps se mêle au rêve,
Ainsi le veulent les destins.
On dirait, dans le sombre espace,
Sentir comme des frôlements ;
C’est quelque Ravachol qui passe,
Parmi les épouvantements,
Allant vers une œuvre terrible,
Où le magnifique et l’horrible
Unissent leurs embrassements.
Ainsi seuls contre tout un monde,
Quelques-uns pour la liberté
Ont fait une entaille profonde
Au flanc de quelque iniquité ;
Et dans les blessures vermeilles,
Ainsi que le font les abeilles
En mourant leur dard est resté.
Voici venir les grandes houles,
Et dans cette nuit, compagnons,
Comme on fauche toujours les foules,
Seul à seul ainsi nous irons :
Chacun trouvera bien son heure,
Ne faut-il pas toujours qu’on meure !
Oh ! c’est debout que nous mourrons !
II
À travers la nuit d’épouvante
Percent les premières blancheurs ;
L’aube se lève éblouissante
Devant les pâles éclaireurs,
Dans la tourmente qui s’apaise
La foule sur la terre à l’aise
Comprend l’œuvre des destructeurs.
La tempête a fermé ses ailes.
Ainsi qu’au matin d’un beau jour,
Tout revêt des formes nouvelles,
Les maux n’auront plus de retour,
Mais pour briser la lourde chaîne
Oh ! combien il faudra de haine
Toute faite d’immense amour.
Londres, 15 août 1893