À mes frères
Prison de Versailles, 8 septembre 1871
Passez, passez, heures, journées ;
Que l’herbe pousse sur les morts ;
Tombez, choses à peines nées !
Vaisseaux, éloignez-vous des ports.
Passez, passez, ô nuits profondes.
Émiettez-vous, ô vieux monts !
Proscrits ou morts, nous reviendrons
Des cachots, des tombes, des ondes.
Sur le cadran brisé, rapides vont les jours
Passez toujours.
Emportez tout, les haines, les amours.
Nous reviendrons foule sans nombre,
Nous viendrons par tous les chemins.
Spectres vengeurs sortant de l’ombre,
Nous viendrons nous serrant les mains :
Les uns dans les sombres suaires,
Les autres encore sanglants,
Les trous des balles dans leurs flancs,
Pâles, sous nos rouges bannières.
Sur le cadran brisé, rapides vont les jours
Passez toujours.
Emportez tout, les haines, les amours.
Tout est fini, les forts, les braves,
Tous sont tombés, ô mes amis,
Et déjà rampent les esclaves,
Les traîtres et les avilis.
Où donc êtes-vous, ô mes frères ?
Fils du peuple victorieux,
Allant La Marseillaise aux yeux,
Fiers et vaillants comme nos pères.
Frères, dans la lutte géante
J’aimais votre courage ardent ;
La mitraille à la voix tonnante,
Et notre drapeau flamboyant.
Sur les flots, par la grande houle,
Il est beau de tenter le sort ;
La récompense c’est la mort,
Le but, c’est de sauver la foule.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Vieillards sinistres et débiles
Puisqu’il vous faut tout notre sang,
Versez-en les ondes fertiles,
Buvez tous au rouge océan.
Et nous, dans nos rouges bannières,
Enveloppons-nous pour mourir ;
Ensemble dans ces beaux suaires,
On serait si bien pour dormir.