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Louise MICHEL

LA LÉGENDE RÉPUBLICAINE

                                  À ma grand'mère

 



A toi mes premiers vers et l'aube de ma lyre,

Comme à toi mon premier sourire ;

Grand'mère, reconnais les chants qu'à mon berceau,

Disait au fond des bois, sous l'aile du zéphyre,

L'écho sonore du château.


Et l'aïeul qui mêlait à ta voix sa guitare,

Tandis qu'une errante fanfare

Se perdait dans les bois ; alors fiers chevaliers,

Ducs, comtes, hauts barons venaient, troupe bizarre,

S'asseoir aux gothiques foyers.


Pour moi, rêveuse enfant, les notes résonnantes

Se dressaient, fortes et vibrantes,

Les trilles paraissaient, le front chargé de fleurs,

Passer et repasser en écharpes brillantes,

Troupes d'innombrables danseurs.


Et la gamme courant ou légère ou profonde,

L'accord lointain et sourd qui gronde,

La note qui descend, la note qui s'élance,

L'arpège harmonieux, élargissant son onde,

La douceur du chant qui balance.


Quand ta voix s'élevait, douce, voilée et tendre,

Au loin il me semblait entendre

Des luths aériens vibrer sur les créneaux

Et parfois les soupirs de ceux qui, sur la cendre,

Priaient au fond des noirs arceaux.


Ou quelquefois encore, aux heures fantastiques,

J'ai vu les tourelles antiques

Élever avec toi des chœurs mystérieux ;

Le nécromant volait, armé des mots magiques,

Et l'étoile enflammait les cieux.


Alors le roi des sons descendait sur ta lyre

Et son aile venait bruire

Sur mon front; j'évoquais le fantôme éclatant

Et je priais alors l'aïeul de me redire

De merveilleux récits d'antan.


J'aimais surtout, j'aimais une histoire bien sombre.

Ils étaient beaux, le soir, dans l'ombre,

Les rêves d'autrefois : démons, guerriers, brigands,

Spectres et bohémiens, aventures sans nombre

De mille fantômes errants.


Puis c'était la jeunesse agitée et brillante,

Ou bien, dans sa tombe sanglante,

Quelque armée endormie au sortir des combats.

Toujours tu l'écoutais, ou triste ou souriante,

Comme si tu ne savais pas.


Hélas ! Pourquoi ces jours ont-ils passé si vite?

Déjà tu restes seule et sur ton front serein

J'ai peur de voir une ombre et que tu ne me quittes.

Comme au jour où l'aïeul mourut, tenant ma main,

Je me sens frissonner; mon âme se délite

Sous le vent glacé du destin.


Ces doux chants resteront dans mon âme, ô grand'mère !

Les monuments croulés gardent le bruit des vents

Ainsi je garderai la harpe du trouvère.

Dans l'ombre du manoir j'ai devancé les temps,

Je ne veux pas du siècle, et ma vie éphémère

Saura lire à travers les ans.


                                                                                                    Écrit quelques années après *



J'étais triste déjà ; pourtant la froide pierre

Ne couvrait qu'un d'entre eux; et voici, maintenant

Que tant de fois encore, aux murs du cimetière,

Le gouffre s'est rouvert affreux, noir, effrayant ;


Maintenant que ma vie en holocauste offerte

Ne connaît que le deuil, je sens fleurir parfois,

Comme sur les tombeaux croît l'herbe épaisse et verte,

Des songes infinis qui flottent dans ma voix.


Qu'on ne s'étonne point si ces songes, dans l'ombre,

Des brillants astres d'or ont parfois la lueur ;

Ils ont des fronts d'azur et des ailes sans nombre,

Car leur racine a pris tout le sang de mon coeur.


Oh! Oui, l'herbe est plus haute et les fleurs sont plus belles

A l'ombre des cyprès; on sent qu'en liberté

S'envolent les esprits, les parfums et les ailes,

Et l'on voit dans la nuit poindre l'éternité.


N'ouvrez donc point ce livre où vous verriez des tombes

Sous les arbres en fleurs, ô vous qui n'aimez pas

Que la mort au front pâle, aux nids blancs des colombes

Par les beaux soirs d'été souvent porte ses pas.


Oh ! Non, ne l'ouvrez point ! Chaque strophe, âme sombre,

Vous laisserait aux mains, sous le ciel nébuleux,

La poussière d'une urne, et peut-être à son ombre

Dans un songe effrayant vous verriez les grands cieux.


Mais pour moi je m'en vais sans crainte dans l'espace,

Où ? Je l'ignore encore, je cherche le chemin.

Si dans le grand désert nul voyageur ne passe,

Qu'importe ! J'irai seule à la voix du destin.



                                                                                                                           Paris, 29 mars 1861

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