« Ma petite Odette, je vais mourir »
Internée avec Guy Môquet au camp de Châteaubriant, Odette Nilès fut son amour de jeunesse et garda secrètement pendant soixante ans son dernier petit mot. Elle est aujourd’hui présidente de l’Amicale de Châteaubriant. Elle témoigne.
« En octobre 1941, on comptait un peu plus de 600 prisonniers au camp de Châteaubriant. Des hommes, arrêtés en 1940 (et même en 1939) au moment du décret Serol. Certains avaient déjà connu les prisons de Fontevrault et de Clairvaux. J’avais dix-sept ans quand j’y suis arrivée. J’avais participé aux manifestations anti-allemandes organisées par les jeunes communistes à Paris. Arrêtée le 13 août 1941, je suis passée en cours martiale allemande au siège du ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique. Trois camarades ont été condamnés à mort, d’autres ont été déportés en Allemagne. J’ai d’abord été envoyée à la prison de La Roquette. De là, nous avons été 48 femmes à partir pour Châteaubriant. Il y avait avec nous Marie Bréchet dont le mari venait d’être guillotiné. Nous sommes arrivées de nuit dans une baraque qui comprenait 4 plat-bord de 12 places chacun. Et nous avons été surprises de trouver sur ces plat-bord des boîtes de conserves avec des petites marguerites des champs. Sachant que nous arrivions, les hommes du camp les avaient cueillies pour nous. Le lendemain, Jean-Pierre Timbaud qui avait été désigné par ses camarades pour faire la liaison avec la direction du camp, nous a rassemblées pour nous expliquer comment les choses se passaient et nous aider à nous organiser. Dans le camp P1 étaient les premiers arrivés, notre baraque était dans le camp P2, séparée de celles des hommes par une barrière doublée d’un grillage. Le camp P3 était celui des prisonniers de droit commun. En arrivant, on a su qu’étaient dans le camp, Roger Semat, le fils d’un dirigeant de la CGT, Guy Môquet, le fils d’un député. Il y avait un tas de jeunes, on a fait connaissance. À travers la barrière et les barbelés, c’était une très grande camaraderie. On se racontait des histoires, les films qu’on avait vus. On se prêtait quelques livres. Guy jouait de l’harmonica. La barrière faisait 1,50 m, les gars étaient appuyés dessus et les filles étaient derrière les barbelés. Le samedi et le dimanche on essayait d’orga-niser des manifestations sportives. La seule fois où les hommes ont pu passer on a fait une compétition d’athlétisme. On essayait aussi de faire des petites fêtes entre les camps le samedi et le dimanche. Et comme il y avait des intellectuels, des docteurs, des professeurs, on a organisé des cours. Un jour est arrivé un certain Chassagne qui a fait la tournée des camps P1 et P2. Il s’est surtout intéressé au P1 où étaient les leaders syndicaux, le député communiste Charles Michels. Il s’est attardé dans les baraques, a parlé avec les prisonniers. Deux jours après, une vingtaine d’hommes étaient trans-férés dans une baraque désaffectée du camp P3, désignés par le gouvernement français. Les Allemands ont remplacé les gendarmes dans les miradors. On se demandait ce qui se passait. À l’infirmerie avec Andrée Vermersch qui avait mon âge, nous avons rencontré Jean-Pierre Timbaud et Charles Michels. Le premier nous a dit : “Les filles, si je meurs, je veux des œillets rouges sur ma tombe”, et l’autre : “Je vous embrasse parce que vous me rappelez mes deux filles.” Ce n’est qu’après qu’on a compris, ils savaient ce qui se préparait. Le 22 octobre, en faisant la corvée de “bouteillon” (de nourriture). Je vois au milieu du camp un fusil-mitrailleur. Ensuite arrivent les gendarmes. Et nous sommes bouclés dans les baraques. Viviane Dubray, dont le fils a par la suite été fusillé à la Cascade du bois de Boulogne, monte sur une sorte de baril pour atteindre une petite lucarne et nous décrit la scène. Les hommes sont emmenés dans une baraque, en passant Jean-Pierre Timbaud fait un signe de main. Nous avons vraiment compris quand Marie Kerivel a été autorisée à aller dire au revoir à son mari. C’est là qu’elle a lancé, parlant de Guy Môquet : « Prenez-moi à la place de ce gosse !» Quand ces hommes ont chanté la Marseillaise, tout le camp les a accompagnés. Ensuite, on s’est rassemblés, il y avait même les droits communs. On a fait une minute de silence, Henri Gautier a lu tous les noms. Dans la baraque, Guy a écrit la lettre à sa mère. Et il m’a fait un petit mot qu’il a remis à un gendarme plus sympathique avec nous que les autres. J’ai caché ce dernier mot pour qu’il ne soit pas découvert dans les perquisitions des baraques. Je l’ai gardé soixante ans sans le montrer à personne. Guy était amoureux de moi et je ne le savais pas. Il a écrit : “ Ma petite Odette, je vais mourir avec mes 26 camarades, nous sommes courageux. Ce que je regrette c’est de n’avoir pas eu ce que tu m’as promis.” Là, il faut que j’explique : on était des jeunes militantes mais on n’était pas évoluées comme maintenant. Guy m’avait dit un jour : “Est-ce que tu serai d’accord pour me faire un patin ?” Et moi qui ne savais pas du tout ce que c’était, j’avais répondu : “Si tu veux.” Ensuite, il disait : “Mille caresses de ton camarade qui t’aime. Bises à toutes, à Marie (Marie Brechet habitait dans son arrondissement, son mari qui avait été guillotiné était le secrétaire de Prosper Môquet). Mon dernier salut à Roger (Semat), Rino (Scolari), à la famille (sa table dans le camp, on reconstituait ainsi des petites familles) et à Jean (frère du député communiste, André Mercier).” Guy Môquet était un battant, quelqu’un de très dynamique. Dans le camp, il entraînait toute l’équipe des jeunes. Il écrivait des poèmes. Il y en avait un sur Claude Lallais il a été fusillé avec eux. Je l’ai gardé. Il disait : “Quant à Claude, ce vairon au regard séduisant...” Claude était marié depuis peu et Guy lui disait en riant : “Qu’est-ce que tu viens faire à la barrière, toi qui es marié ?” Guy était un blagueur, un titi parisien. Châteaubriant m’a marquée à vie. On est quelques-unes encore. On se téléphone trois ou quatre fois par semaine. Il y a entre nous une très grande amitié. Pour moi c’étaient des sœurs, des frères, je les aimais comme ma famille.