LE TONNEAU
AMIS, le jus de la treille
Nous élève au rang des dieux,
Quand je vide une bouteille,
Je crois être dans les cieux ;
Ce grand Juppiter qui tonne,
Je me vois à son niveau :
Jupiter aima Latone,
Et moi, J’aime… le Tonneau !
Qu’on nous vante encor le Pinde,
Et ses divins attributs,
Spectateurs du dieu de l’Inde,
Nous buvons mieux que Phébus.
S’il boit l’onde d’hypocrène,
Cette onde n’est que de l’eau ;
Phébus n’a qu’une fontaine
Et nous avons un tonneau !
Mais que dis-je ? quelle audace
Vient tout à coup m’emporter ?
Contre le dieu du Parnasse,
Malheureux ! j’ose chanter !
Pardonne, grand dieu, Pardonne !...
Je n’insulte que ton eau…
Si tu naquis de Latone,
Renais pour moi du tonneau !
Tes suivants sont d’ordinaire,
Maigres, fluets, mal tournés,
Je veux avoir au contraire
Large ventre et large nez ;
Je bois sans cesse en mon bouge,
Ma face en porte le sceau,
Rougirais-je d’être Rouge ?...
C’est la couleur du Tonneau.
Que la misère importune
Change en haillons mes habits,
Mon nez, malgré la fortune,
Sera brillant de rubis.
Et si le chagrin sans cesse
Veut torturer mon cerveau,
Je veux, guidé par l’ivresse,
Le noyer dans le tonneau.
Amis, quel caprice étrange
Règne a son gré sur mon cœur !
De l’aimable dieu du Gange
Je savoure la liqueur ;
Nuit et jour ma bouche avide
Interroge le Gouleau ;
En tremblant de le voir vide,
J’aime a vider mon tonneau.
Mais buvons, amis, qu’importe !
Versons le vin a grands flots,
Des biens que Bacchus apporte
Sachons jouir en repos ;
Pour que notre gorge aride
Toujours boive un vin nouveau,
Pour qu’il ne soit jamais vide,
Chantons : vive le Tonneau !