MESDAMES, MESSIEURS
Je veux dormir.
Plus rien faire, plus rien dire, plus rien penser,
Et surtout plus entendre.
Plus allumer la télé, sauf pour les documentaires sur la terre, le ciel et les étoiles.
Plus ouvrir la radio.
Je déteste la politique.
Je ne vote pas.
Je touche ma retraite.
Dans mon F2 de banlieue, ma voiture est garée sous mes fenêtres.
La veille des jours de marché, Mesdames, Messieurs, je ne la déplace pas,
Pour être sûr que personne ne prendra ma place.
Allongé sur ma banquette, je fais des mots fléchés.
La lecture ne sert à rien, je ne lis pas,
À part le programme télé pour enregistrer les documentaires sur la terre, le ciel et les étoiles.
Je me balade seul sur les bords de Marne.
Parfois, je pousse jusqu'à la forêt de Bondy, du côté de Montfermeil.
Mes courses, je les fais à Super U.
Aux caissières, je dis quelques mots,
Leur avis ne m'intéresse pas,
Si, quelquefois sur la cuisine.
J'ai même acheté un micro onde,
À Super U.
Toutes les semaines, je fais deux lessives.
J'aime la propreté.
Chez moi, il n'y a pas de bibelots,
Ni de plantes.
Ça sert à rien.
C'est comme le téléphone.
Pourtant, Mesdames, Messieurs, il y a encore quelque temps, je sculptais le bois. Au hasard de mes promenades, quand je repérais une souche, je la détaillais sous toutes les coutures. Si l'inspiration me gagnait, je l'emportais dans le coffre de ma voiture. Et puis, je peignais, j'exposais, je peux vous montrer des articles de la presse locale. J'ai aussi écrit, suffisamment pour faire un livre.
Maintenant, Mesdames, Messieurs,
Je veux dormir … et oublier.
Oublier qu'un matin d'été,
Avec mon père, je cueillais des tomates,
Le facteur s'est arrêté.
Le geste auguste du facteur !
J'avais 18 ans,
La semaine suivante, en treillis, en commandos,
Embrigadé pour tuer
Dans un camp d'entraînement
Où d'un seul coup,
Nous gueulons tous la haine nuit et jour,
Jusqu'en Algérie, un mois plus tard.
Je veux dormir, j'arrive pas à oublier
Que j'étais fiancé.
Quand je suis revenu,
J'étais pire qu'un cadavre,
Parce que debout dehors,
En putréfaction dedans.
Pourtant on s'est marié,
On s'est fait un gamin.
Dans ce temps-là, Mesdames, Messieurs,
Tout le quartier travaillait chez Kodak
Ma femme aussi.
Comme les autres, la leucémie l'a foudroyée.
J'ai rien fait, rien dit, rien pensé
J'ai cru que c'était la fatalité,
Sa guerre d'Algérie.
Mais plus ça va,
Mesdames, Messieurs,
Plus je veux dormir.
Chantal T. 12.04.2004