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  C'est difficile de brûler des meubles qui ont une histoire



L'hiver n'en finissait pas. Ils avaient épuisé le tas de bois mais le froid cinglait tellement que le vieux avait renoncé à sortir glaner quelques bûches dans la forêt pour rallumer le feu. Leur désespoir était si grand qu'ils s'étaient résolus à jeter dans la cheminée les meubles de la masure. Vu la taille de l'armoire, le vieux décida de s'attaquer d'abord à elle ; son volume serait peut-être suffisant pour passer les derniers jours de temps polaire.


Il fallait la vider. La vieille s'en chargea. Réfléchir où caser son contenu lui occupait l'esprit. Elle a mis les piles de linge sur la table, le sol et sur le banc pendant que le vieux préparait ses outils. La maison reprenait vie à l'aube d'une mort annoncée, d'un suicide à petit feu. La vieille était fébrile. Elle n'avait pas le temps de s'attarder sur des choses oubliées, dormant au fond du meuble, comme les médailles du Poilu de la Grande Guerre, mais quand même, dans ses mains, son sang n'a fait qu'un tour. 


L'armoire vidée, le vieux prépara le chantier pour faire le moins de salissures possible et l'abattage commença. Seules les portes avaient pu être démontées. La bête a d'abord hurlé sous les coups de massue et puis, au fil de son agonie, une fois dépecée, a fini par ne plus respirer et se taire.


Le vieux avait l'air content du résultat. C'était du bon chêne bien sec, du bois de bonne qualité. Quand il a allumé la cheminée, il a appelé la vieille qui répartissait les affaires dans la maie pour les torchons, les serviettes de table et de toilette, les nappes, les mouchoirs ; dans le buffet pour ses deux blouses à elle et le pantalon d'été à lui. Soigneusement, elle a mis dans un carton du vieux linge jauni, épais, rugueux et de jolis napperons brodés par l'aïeule et bien amidonnés, carton qu'on ouvrira à leur mort, pour finir au brasier.


Ils étaient tellement affairés qu'ils ne pensaient pas, et puis ils avaient tellement froid ! Au moment où les flammes ont commencé à tout éclairer, ils se sont assis sur le banc, devant l'âtre, silencieux, dépossédés mais prêts à assumer ces instants comme une fatalité. Ni elle, ni lui ne cherchaient à savoir si les larmes de l'autre venaient de la fumée piquant les yeux, ou d'ailleurs. Chacun avalait la chaleur, plongé en soi aux bruits des crépitements, craquements, éclatements, bouillonnements, dessins du feu qui renvoie des images.


Images d'un arbre majestueux tombé sous les coups des bûcherons il y a longtemps puis, qui, de leur hache, l'ont débité en pièces tel un abattoir à ciel ouvert, sous le regard des oiseaux orphelins pour ceux qui avaient eu le temps de fuir. Racines toujours en terre, l'arbre est parti de mort lente, son moignon bien visible qu'on préfère nommer souche.


Une seconde vie lui a été offerte grâce au menuisier et à l'ébéniste, ciselant, caressant, modelant. Armoire devenue, elle a traversé les générations en spectatrice, témoin silencieux des secrets de famille, mémoire invisible et fidèle des femmes et des hommes ancrés à cette terre. Mais c'est pour l'arbre une existence par procuration, sa propre histoire fut dans la forêt, dans le souffle du vent sur ses branches, les échanges murmurés avec les arbres avoisinants, les chants des oiseaux, les jeux des petits animaux, les frottements sur son écorce des plus grands et la nuit le hululement de la chouette.


Jusqu'à ce printemps, on avait pris soin de l'armoire. La vieille n'avait pas dérogé à la tradition d'entretenir le bois en le passant à la cire. Elle brillait comme un sou neuf et en échange conservait avec fierté les affaires des gens de la masure. Mais avec cet hiver trop long, trop froid,  les vieux se sont résolus à entamer leur propre fin juste pour avoir chaud le temps qu'il leur restait à vivre, sans remords d'avoir trahi ce beau meuble et effacé à tout jamais une trame de leur propre histoire.


Chantal Tinader - décembre 2019

 

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