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VAGABONDAGE SPÉCIAL



Encore une fois tout est brisé comme verre

Il n'y a plus qu'à reprendre le pavé de la capitale

Il va falloir chercher un emploi La mendicité est interdite

Le 14 juillet flotte déjà dans le vent des mémoires

Que sortira-t-il de mon cœur Assurément rien de bon

Je ne peux pas écrire dans les journaux Je ne connais pas

les simples qui guérissent l'anémie et les mouvements du

sang

À quoi bon maintenant les chenilles brunes dont le mar-

­chand de marrons fait sa casquette

Le soleil tape à tour de bras sur ma tête Je flamberais si je

ne devenais pas fou

fou à lier aux troncs des arbres gardiens des squares

À moins que la danse bleue des feuillages sur

le bitume ne me prenne en pitié

Personne ne m'acceptera plus désormais J'ai beau

demander la charité Madame l'aumône ou ma vie

Que me répondrait-elle par une chaleur si suffocante

Tout de même c'est trop Mourir de faim brûler de soif et

passer pour un imbécile

Ne trouvera-t-on pas une femme qui me prenne

comme fer à friser

Ou tout au moins

La fraîcheur même des fontaines Wallace

se refuse à mon désir

Je ne puis me soustraire au sort couleur

de chaudron Je succombe

On m'entraîne à quelque parti extrême

La fenêtre ne s'ouvrira plus sur les champs de l'oisif plaisir

anodin

Il faut la honte Il faut les luttes amères comme

les denrées de basse qualité

Les mouvements les plus simples me forcent

à de méchants compromis avec des bouquets

de compliments

Je ne suis qu'un jouet dans la main du crime

Le crime c'est la vie aux yeux de lynx

Quel palais dérisoire On dort sur des bancs

ou sous les ponts

On tourne le coin des boulevards et l'agent force

à la fuite

Au matin on rencontre les laitiers qui

sont les courriers du jour

Ils passent dédaigneux avec un bruit de

mâchoires

L'égarement pousse à des attitudes diverses

Comme les rives du Nil à ce que l'on dit

Comment rester maître de ses sentiments devant ces

spectacles révoltants

L'indolence des promeneuses sur le trottoir trop

bienveillant L'insolence des fleurs qui naissent

dans les équipages

Avez-vous un peu regardé les femmes aux terrasses

des cafés C'est un scandale

leurs têtes penchent lourdement et elles ont besoin

d'un appui sur le marbre rouge On se sert

À cet usage d'un petit cône blanc dans de la mousseline

Moi je n'ai rien pour me mettre au point

Que les regards bleus des réverbères ou la tendresse

complice des portes cochères

Ne me chassez pas de la voie publique

Ah laissez-moi traîner au milieu des édifices


Été 1921.

Louis ARAGON

ÉCRITURES AUTOMATIQUES

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