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              PLUS BELLE QUE LES LARMES


                                                                            à nos frères canadiens 1945.  


J’empêche en respirant certaines gens de vivre

Je trouble leur sommeil d’on ne sait quel remords

Il paraît qu’en rimant je débouche les cuivres

Et que ça fait un bruit à réveiller les morts

 

Ah si l’écho des chars dans mes vers vous dérange

S’il grince dans mes cieux d’étranges cris d’essieu

C’est qu’à l’orgue l’orage a détruit la voix d’ange

Et que je me souviens de Dunkerque Messieurs


C’est de très mauvais goût j’en conviens Mais qu’y faire

Nous sommes quelques-uns de ce mauvais goût-là

Qui gardons un reflet des flammes de l’enfer

Que le faro du Nord à tout jamais saoula


Quand je parle d’amour mon amour vous irrite

Si j’écris qu’il fait beau vous me criez qu’il pleut

Vous dites que mes prés ont trop de marguerites

Trop d’étoiles ma nuit trop de bleu mon ciel bleu


Comme le carabin scrute le cœur qu’il ouvre

Vous cherchez dans mes mots la paille de l’émoi

N’ai-je pas tout perdu le Pont-Neuf et le Louvre

Et ce n’est pas assez pour vous venger de moi


Vous pouvez condamner un poète au silence

Et faire d’un oiseau du ciel un galérien

Mais pour lui refuser le droit d’aimer la France

Il vous faudrait savoir que vous n’y pouvez rien


La belle que voici va-t’en de porte en porte    

Apprendre si c’est moi qui t’avais oubliée

Tes yeux ont les couleurs des gerbes que tu portes

Le printemps d’autrefois fleurit ton tablier


Notre amour fut-il feint notre passion fausse

Reconnaissez ce front ce ciel soudain troublé

Par un regard profond comme parfois la Beauce

Qu’illustre la zizanie au cœur des blés


N’a-t-elle pas ces bras que l’on voit aux statues

Au pays de la pierre où l’ont fait le pain blond

Douce perfection par quoi se perpétue

L’ombre de Jean Racine à la Ferté-Milon


Le sourire de Reims à ses lèvres parfaites

Est comme le soleil à la fin d’un beau soir

Pour la damnation des saints  et des prophètes

Ses cheveux de Champagne ont l’odeur du pressoir


Ingres de Montauban dessina cette épure

Le creux de son épaule où s’arrête altéré

Le long désir qui fait le trésor d’une eau pure

À travers le tamis des montagne filtré


Ô Laure l’aurait-il aimée à ta semblance

Celle pour qui meurtrie aujourd’hui nous saignons

Ce Pétrarque inspiré comme le fer de lance

Par la biche échappée aux chasseurs d’Avignon


Appelez appelez pour calmer les fantômes

Le mirage doré de mille-et-un décors

De Saint-Jean-du-Désert aux caves de Brantôme

Du col de Roncevaux aux pentes du Vercors


Il y a dans le vent qui vient d’Arles des songes

Qui pour en parler haut sont trop près de mon cœur

Quand les marais jaunis d’Aunis et de Saintonge

Sont encore rayés par les chars des vainqueurs


Le grand tournoi des noms de villes et provinces

Jette un défi de fleurs à la comparaison

Qui se perd dans la trace amoureuse des princes

Confond dans leur objet le rêve et sa raison


Ô chaînes qui barraient le ciel et la Durance

Ô terre des bergers couleur de ses raisins

Et Manosque si douce à François roi de France

Qu’il écrivit son nom sur les murs sarrasins


Moins douce que tu n’es ma folle ma jalouse

Qui ne sais pas te reconnaître dans mes vers

Arrêtons-nous un peu sur le seuil de Naurouze

Où notre double sort hésite entre deux mers


Non tu veux repartir comme un chant qui s’obstine

Où t’en vas-tu Déjà passé le mont Ventoux

C’est la Seine qui coule en bas et Lamartine

Rêve à la Madeleine entre des pommiers doux


Femme vin généreux berceuse ou paysage

Je ne sais plus vraiment qui j’aime et qui je peins

Et si ces jambes d’or si ces fruits de corsage

Ne sont pas au couchant la Bretagne et ses pins


Gorgerin de blancheur où ma bouche mendie

Cidre et lait du bonheur Plénitude à dormir

Pour toi se crèveront secrète Normandie

Les soldats en exil aux ruines de Palmyre


Je ne sais plus vraiment où commencent les charmes

Il est des noms de chair comme les Andelys

L’image se renverse et nous montre ses larmes

Taisez-vous taisez-vous Ah Paris mon Paris


Lui qui sait des chansons et qui fait des colères

Qui n’a plus qu’aux lavoirs des drapeaux délavés

Métropole pareille à l’étoile polaire

Paris qui n’est Paris qu’attachant ses pavés


Paris de nos malheurs Paris du Cours-la-Reine

Paris des Blancs-Manteaux Paris de Février

Du Faubourg Saint-Antoine aux coteaux de Suresnes

Paris plus déchirant qu’un cri de vitrier


Fuyons cette banlieue atroce ou tout commence

Une aube encore une aube et peut-être la vie

Mais l’Oise est sans roman la Marne sans romance

Dans le Valois désert il n’est plus de Sylvie


Créneaux de la mémoire ici nous accordâmes

Nos désirs de vingt ans au ciel en porte à faux

Ce n’était pas l’amour mais le Chemin des Dames

Voyageur souviens-toi du Moulin de Laffaux


Tu marches à travers des poussières fameuses

Poursuivant devant toi de pays en pays

Dans la forêt d’Argonne et sur les Hauts de Meuse

L’orient d’une gloire immortelle et trahie


Comme un chevreuil blessé que le fuyard fléchisse

L’œil bleu des mares veille au sous-bois fléché d’or

Halte sur le chemin du banni vers la Suisse

Au pays de Courbet qu’aime la mandragore


Je t’ai perdue Alsace où quand le Rhin déborde

Des branches éblouis tombent droit les faisans

Où Werther à Noël pour un instant s’accorde

D’oublier sa douleur avec les paysans


L’orage qui sévit de Dunkerque à Port-Vendres

Couvrira-t-il toutes les voix que nous aimons

Nul ne pourrait chasser la légende et reprendre

La bauge de l’Ardenne aux quatre fils Aymon


Nul ne pourrait de nous chasser ce chant de flûte

Qui s’élève de siècle en siècle à nos gosiers

Les lauriers sont coupés mais il est d’autres luttes

Compagnons de la Marjolaine Et des rosiers


Dans les feuilles j’entends le galop d’une course

Arrête-toi fileuse Est-ce mon cœur trop plein

L’espoir parle à la nuit le langage des sources

Ou si c’est un cheval et si c’est Duguesclin


Qu’importe que je meure avant que se dessine

Le visage sacré s’il doit renaître un jour

Dansons ô mon enfant dansons la capucine

Ma patrie est la faim la misère et l’amour

Louis ARAGON

LES YEUX D'ELSA

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