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                  PETITE SUITE SANS FIL


                                       I

Hilversum Kalundborg Brno l'univers crache

Des parasites dans Mozart Du lundi au

Dimanche l'idiot speaker te dédie Ô

Silence l'insultant pot-pourri qu'il rabâche


Mais Jupiter tonnant amoureux d'une vache

Princesse avait laissé pourtant en rade Io

Qui tous les soirs écoutera la radio

Pleine des poux bruyants de l'époux qui se cache


Comme elle  - C'est la guerre - écoutant cette voix

Les hommes restent là stupides et caressent

Toulouse PTT Daventry Bucarest


Et leur espoir le bon vieil espoir d'autrefois

Interroge l'éther qui lui donne pour reste

Les petites pilules Carter pour le foie


                                       II

Ah parlez-moi d'amour ondes petites ondes

Le cœur dans l'ombre encore a ses chants et ses cris

Ah parlez-moi d'amour voici les jours où l'on

Doute où l'on redoute où l'on est seul on s'écrit

Ah parlez-moi d'amour Les lettres que c'est long

De ce bled à venir et retour de Paris


Vous parlerez d'amour La valse et la romance

Tromperont la distance et l'absence Un bal où

Ni toi ni moi n'étais va s'ouvrir Il commence

Les violons rendraient les poètes jaloux

Vous parlerez d'amour  avec des mots immenses

La nuit s'ouvre et le ciel aux chansons de deux sous


Ne parlez pas d'amour J'écoute mon cœur battre

Il couvre les refrains sans fil qui l'ont grisé

Ne parlez plus d'amour Que fait-elle là-bas

Trop proche et trop lointaine ô temps martyrisé

Ne parlez plus d'amour Le feu chante dans l'âtre

Et les flammes y font un parfum de baisers


Mais si Parlez d'amour encore et qu'autour rime

Avec jour avec âme ou rien du tout parlez

Parlez d'amour car tout le reste est crime

Et les oiseaux ont peur des hommes fous par les

Branchages noirs et nus que l'hiver blanc dégrime

Où les nids sont pareils aux bonheurs envolés


Parlez d'amour c'est parlez d'elle et parler d'elle

C'est toute la musique et ce sont les jardins

Interdits où Renaud s'est épris d'Armide et l'

Aime sans rien dire absurde paladin

Semblable à nous naguère avant qu'aux Infidèles

Nous fûmes quereller leur sultan Saladin


Nous parlerons d'amour tant que le jour se lève

Et le printemps revienne et chantent les moineaux

Je parlerai d'amour dans un lit plein de rêves

Où nous serons tous deux comme l'or d'un anneau


Et tu me rediras Laisse donc les journaux


         III. CHANT DE LA ZONE DES ÉTAPES


Décembre décembre décembre

Les champs bruns pleins de coqs chanteurs et de fétus

De paille ont pris ce matin l'air de chiens battus

Capitaine de jour soleil blanc que fais-tu

Comme un qui traîne dans sa chambre


Celui qui se rase en plein vent

Un œil sur son miroir-réclame à la fontaine

À quoi rêve-t-il en sifflant mirlitontaine

Toujours pas à tes galons Capitaine

Celui qui se rase en rêvant


Combien sont-ils et Dieu les aide

À Mareuil à May Brémoiselle ou Gandelu

Dont les noms sont des gouttes d'eau sur les talus

D C A dragons portés sapeur N'en jetez plus

Hippomobiles Groupes Z


À l'ombre de châteaux détruits          

Qui redisent encore un refrain de la Fronde

Ils tournent vers le ciel leurs prunelles profondes

Capitaine de jour la terre n'est pas ronde

Pourquoi propager de faux bruits


Ulysse Tandis que l'homme erre

Sa femme se morfond craignant les sous-marins

Et sept fois dans l'enclos fleurit le romarin

Qui sait Tu iras en Syrie ou sur le Rhin

Ce sont toujours les temps d'Homère


Ce sont toujours les temps maudits

Reconnais-tu ce ciel sans blé sur un sang brave

La Marne et vingt ans perdus et les betteraves

Tout ce qu'aux Monuments aux Morts le sculpteur grave

Au pied d'un ange à bigoudis


Nous sommes ceux de l'autre guerre

Le fer n'a pas trouvé le chemin de nos cœurs

Et nous portons des cicatrices de vainqueurs

Dans nos poumons gazés des bruits de remorqueurs

Vieux rafiots qui naviguèrent


Nous sommes ceux de l'autre amour

Nous ne comprenons rien à ce que nos fils aiment

Aux fleurs que la jeunesse ainsi qu'un défi sème

Les roses de jadis vont à  nos emphysèmes

Aimer mourir c'est à leur tour


Mais nous avons d'autres blessures

L'un dit Ma femme est morte et lui sa femme est folle

L'autre se tait qui fut heureux La triste école

De la vie a marqué ces saints sans auréole

Comme le vent de ses morsures


Car plus terrible qu'un shrapnell

L'ypérite fameuse ou l'air de Salonique

L'amour noir a griffé leur chair sous la tunique

Et la guerre pour eux la paix est ironique

Et seul souffrir est éternel

 

  

Louis ARAGON

LE CRÈVE-CŒUR

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