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                                 LES CROISÉS



Reine des cours d’amour ô princesse incertaine

C’est à toi que rêvaient les mourants au désert

Beaux fils désespérés qui pour toi se croisèrent

Éléonore Éléonore d’Aquitaine


Elle avait inventé pour le cœur fou des sages

Tous les crucifiements d’un cérémonial

Ce n’est pas pour si peu qu’on l’excommunia

Livide au milieu de la fuite des pages


Mais ses adorateurs barons et troubadours

Se souvinrent d’avoir suivi Pierre l’Ermite

Chevaliers perdus de la reine maudite

Avec ses lévriers ses lions et ses ours


Ils se souvinrent du frisson sous les grands chênes

Dans la ville romane où Pierre leur parlait

Vézelay Vézelay Vézelay Vézelay

Et ses manches semblaient lourdes du poids des chaînes


Le Saint Sépulcre alors ce n’étaient rien pour eux

Écoutaient-ils les mots des lèvres diaphanes

Qu’ils y mêlaient un jeu terriblement profane

Amoureux amoureux amoureux amoureux


Ah quand ils entendaient dire La Terre Sainte

S’ils joignaient leurs clameurs aux cris fanatisés

C’est qu’aux mots les plus purs ils pleuvait des baisers

Et son absence encore au silence était peinte


Le clair-obscur jetait sur sa robe un damier

L’éclair blasphémateur répétait je vous aime

Quand le prédicateur disait Jérusalem

Et ses yeux s’éclairaient comme un vol de ramiers


Plus tard plus tard après la démente aventure

Dont j’aime autant ne pas parler comme vous faites

Parce que j’ai le cœur plein d’une autre défaite

À laquelle il n’y a pas de deleatur


Plus tard plus tard quand la souveraine bannie

Eut quitté son palais la France et ses amours

Ils retrouvèrent la mémoire de ces jours

Et les mots passionnés de leurs litanies


Éveillèrent la rime inverse des paroles

Du prêcheur noir et blanc qu’ils avaient bafoués

La croix a pris pour eux un sens inavoué

Sans crime on peut nommer Sang-du-Christ les girolles


Mais ce ne fut enfin que dans quelque Syrie

Qu’ils comprirent vraiment les vocables sonores

Et blessés à mourir surent qu’Éléonore

C’était ton nom Liberté Liberté chérie


  

Louis ARAGON

LE CRÈVE-CŒUR

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