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Page ARAGON Louis 2

                  LES AMANTS SÉPARÉS




Comme des sourds-muets parlant dans une gare

Leur langage tragique au cœur noir du vacarme

Les amants séparés font des gestes hagards

Dans le silence blanc de l’hiver et des armes

Et quand au baccara des nuits vient se refaire

Le rêve si ses doigts de feu dans les nuages

Se croisent c’est hélas sur des oiseaux de fer

Ce n’est pas l’alouette Ô Roméos sauvages

Et ni le rossignol dans le ciel fait enfer


              Les arbres les hommes les murs

              Beiges comme l’air beige et beiges

              Comme le souvenir s’émurent

              Dans un monde couvert de neige

              Quand arriva Mai l’amour y

              Retrouve pourtant ses arpèges

              Une lettre triste à mourir

              Une lettre triste à mourir


              L’hiver est pareil à l’absence

              L’hiver a des cristaux chanteurs

              Où le vin gelé perd tout sens

              Où la romance a des lenteurs

              Et la musique qui m’étreint

              Sonne sonne sonne les heures

              L’aiguille tourne et le temps grince

              L’aiguille tourne et le temps grince


              Ma femme d’or mon chrysanthème

              Pourquoi ta lettre est-elle amère

              Pourquoi ta lettre si je t’aime

              Comme un naufrage en pleine mer

              Fait-elle à la façon des cris

              Mal des cris que les vents calmèrent

              Du frémissement de leurs rimes

              Du frémissement de leurs crimes


              Mon amour il ne reste plus

              Que les mots notre rouge-à-lèvres

              Que les mots gelés où s’englue

              Le jour qui sans espoir se lève

              Rêve traîne meurt et renaît

              Aux douves du château de Gesvres

              Où le clairon pour moi sonnait

              Où le clairon pour toi sonnait


Je ferai de ces mots notre trésor unique

Les bouquets joyeux qu’on dépose au pied des saintes

Et je te les tendrai ma tendre ces jacinthes

Ces lilas suburbains le bleu des véroniques

Et le velours amande aux branchages qu’on vend

Dans les foires de Mai comme des cloches blanches

Du muguet que nous n’irons pas cueillir avant

Avant ah tous les mots fleuris là-devant flanchent

Les fleurs perdent leurs fleurs au souffle de ce vent

Et se ferment les yeux pareils à des pervenches

Pourtant je chanterai pour toi tant que résonne

Le sang rouge en mon cœur qui sans fin t’aimera

Ce refrain peut paraître un tradéridéra

Mais peut-être qu’un jour les mots que murmura

Ce cœur usé ce cœur banal seront l’aura

D’un monde merveilleux où toi seule sauras

Que si le soleil brille et si l’amour frissonne

C’est que sans croire même au printemps dès l’automne

J’aurai dit tradéridéra comme personne


  

Louis ARAGON

LE CRÈVE-CŒUR

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