Page ARAGON Louis 1
Page MENU GENERAL

IMAGINER L'HIVER



Cet été n'aura pas de fin

Je ne sais plus le compte des jours ni des haltes

dans les cafés

Édens des hommes en blouses blanches

Ils ont laissé sur le chantier leurs ailes d'anges

Je fais la mouche depuis si longtemps sur les macadams

que je sens le goudron chauffé l'odeur du soleil qui se damne

et que mes cils ma langue mon cœur se collent à mon palais

plus sec que la façade en feu des immeubles de rapport

N'ai-je rien à faire ici-bas qu'attendre la neige

Sans doute brûle-t-elle aussi

Puisque je vis depuis toujours dans une fourrière

J'imagine le froid dont on m'a parlé comme une flamme

plus claire plus piquante et plus dansante à la fois

un débit de boissons toujours ouvert aux vagabonds

On achète à crédit Voilà l'hiver

Mais jamais les chaleurs ne se termineront

Je ne connaîtrai pas la fraîcheur des restaurants de luxe

réservés aux milliardaires à leurs chiens leurs femmes leurs

automobiles

À ce qu’il paraît

Les Hispano-Suiza s'abreuvent de curaçao

Et  les  maîtresses  des  gandins  mettent  des  pièces  de  vingt

francs comme morceaux de sucre dans les alcools trop forts

Moi de l'autre côté des vitres

Je  rôde  je  rôde  je  rôde

Mais  on  ne  prend  pas  garde  à  mes  yeux


Septembre 1921.

Louis ARAGON

 ACCUEIL

ÉCRITURES AUTOMATIQUES