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             DEUX POÈMES D'OUTRE-TOMBE



                         I.  PERGAME EN FRANCE


Un soir que je rêvais sur les bords du Scamandre

Les ponts les jolis ponts jouaient aux dominos

N’attendez pas l’hiver me disaient les journaux

Pour donner à réparer votre Salamandre

Sur sa barge un marin murmure tendrement

Drôlement un refrain d’opérette No no

Nanette et Notre-Dame à l’air d’un casino

Le Panthéon surgit là-bas comme un scaphandre

Est-ce Troie ou Paris la Seine ou le Scamandre


Hélène écoute Hélène il nous vaut ton berger

La guerre et sept ans de mort l’infanterie

Des songes décimés Marthe Élise et Marie

Qui voient fuir les saisons sans que Pierre ou Roger

Aient pris dans leurs bras lourds le blé pour l’engranger

Hélène pense aux fleurs à l’herbe des prairies

Promenons-nous veux-tu ce soir aux Tuileries

Et que légère soit la grande amour que j’ai

Assez pour oublier l’Hymette et ton berger


Hélène écoute-moi Je l’aime Elle est si belle

Je te le dis à toi qui ne crois qu’à l’amour

Il faut la voir dormir pour comprendre le jour

Pour comprendre la nuit il faut dormir près d’elle

Quel est donc l’insensé qui dit qu’une hirondelle

Ne fait pas le printemps quand sa lèvre est l’M où

Renaît le mois de Mai dès la première moue

Ravissante à la semblance d’un couple d’ailes

Ô monde merveilleux Je tremble Elle est si belle


Elle est la paix profonde et le profond délire

Tout ce qu’enfant naguère et qu’homme je voulais

Pâris dis-tu Pâris est tout ce qui me plaît

Où donc est son étoile à mon bel oiseau-lyre

Il faut attendre l’heure où le ciel va pâlir

Pour savoir si l’on va mourir pour que tu l’aies

Trop d’astres font à l’ombre une robe de lait

Hélène pour pouvoir à son alphabet lire

Le prix de ton amour et le sang du délire


C’était un soir de Troie en proie aux bien-aimées

Le Palais de Priam ignorait ses hasards

Et le Louvre après tout n’est qu’un nom de bazar

Moi seul voyais monter la flamme et les fumées

Et la douleur d’Hécube au milieu des armées

Des taxis emportaient des passagers bizarres

Nus et peints de métal pour le bal des Quat’z Arts

Égyptiens Gaulois Romains Francs sans framées

Grecs qui ne faisaient pas pleurer nos bien-aimées


                                 II. SANTA ESPINA


Je me souviens d’un air qu’on ne pouvait entendre

Sans que le cœur battît et le sang fût en feu

Sans que le feu reprît comme un cœur sous la cendre

Et l’on savait enfin pourquoi le ciel est bleu


Je me souviens d’un air pareil à l’air du large

D’un air pareil au cri des oiseaux migrateurs

Un air dont le sanglot semble porter en marge

La revanche de sel des mers sur leurs dompteurs


Je me souviens d’un air que l’on sifflait dans l’ombre

Dans les temps sans soleils ni chevaliers errants

Quand l’enfance pleurait et dans les catacombes

Rêvait un peuple pur à la mort des tyrans


Il portait dans son nom les épines sacrées

Qui font au front d’un dieu ses larmes de couleur

Et le chant dans la chair comme une barque ancrée

Ravivait sa blessure et rouvrait sa douleur


Personne n’eût osé lui donner des paroles

À cet air fredonnant tous les mots interdits

Univers ravagé d’anciennes véroles

Il était ton espoir et tes quatre jeudis


Je cherche vainement ses phrases déchirantes

Mais la terre n’a plus que des pleurs d’opéra

Il manque au souvenir de ses eaux murmurantes

L’appel de source en source au soir des ténoras


Ô Sainte Épine ô sainte Épine recommence

On t’écoutait debout jadis t’en souviens-tu

Qui saurait aujourd’hui rénover ta romance

Rendre la voix aux bois chanteurs qui se sont tus


Je veux croire qu’il est encore des musiques

Au cœur mystérieux du pays que voilà

Les muets parleront et les paralytiques

Marcheront un beau jour au son de la cobla


Et l’on verra tomber du front du Fils de l’Homme

La couronne de sang symbole du malheur

Et l’Homme chantera tout haut cette fois comme

Si la vie était belle et l’aubépine en fleur

  

Louis ARAGON

LE CRÈVE-CŒUR

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