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Page ARAGON Louis 2

       COMPLAINTE POUR L'ORGUE

        DE LA NOUVELLE BARBARIE




Ceux qu’arrêtèrent les barrages

Sont revenus en plein midi

Morts de fatigue et fous de rages

          Sont revenus en plein midi

          Les femmes pliaient sous leur charge

          Les hommes semblaient des maudits

Les femmes pliaient sous leur charge

Et pleurant les jouets perdus

Leurs enfants ouvraient des yeux larges

          Et pleurant leurs jouets perdus

          Les enfants voyaient sans comprendre

          Leur horizon mal défendu

Les enfants voyaient sans comprendre

La mitrailleuse au carrefour

La grande épicerie en cendres

          La mitrailleuse au carrefour

          Les soldats parlaient à voix basse

          Un colonel dans une cour

Les soldats parlant à voix basse

Comptaient leurs blessés et leurs morts

À l’école dans une classe

          Comptaient leurs blessés et leurs morts

          Leurs promises que diront-elles

          Ô mon amie ô mon remords

Leurs promises que diront-elles

Ils dorment avec leurs photos

Le ciel survit aux hirondelles

          Ils dorment avec leurs photos

          Sur les brancards de toile bise

          On les enterrera tantôt

Sur les brancards de toile bise

On emporte des jeunes gens

Le ventre rouge et la peau grise

          On emporte des jeunes gens

          Mais qui sait si c’est bien utile

          Ils vont mourir laissez Sergent

Mais qui sait si c’est bien utile

S’ils arrivent à Saint-Omer

Entre nous qu’y trouveront-ils

          S’ils arrivent à Saint-Omer

          Ils y trouveront l’ennemi

          Ses chars nous coupent de la mer

Ils y trouveront l’ennemi

Ont dit qu’ils ont pris Abbeville

Que nos péchés nous soient remis

          Ont dit qu’ils ont pris Abbeville

          Ainsi parlaient des artilleurs

          Regardant passer les civils

Ainsi parlaient des artilleurs

Semblables à des ombres peintes

Les yeux ici la tête ailleurs

          Semblables à des ombres peintes

          Un passant qui soudain les vit

          Sauvagement rit de leurs plaintes

Un passant qui soudain les vit

Il était noir comme les mines

Il était noir comme la vie

          Il était noir comme les mines

          Ce géant qui rentrait chez lui

          À Méricourt ou Sallaumines

Ce géant qui rentrait chez lui

Leur cria Nous tant pis on rentre

Si c’est les obus ou la pluie

          Leur cria Nous tant pis on rentre

          Mieux vaut cent fois chez soi crever

          D’une ou deux balles dans le ventre

Mieux vaut cent fois chez soi crever

Que d’aller en terre étrangère

Mieux vaut la mort où vous vivez

          Que d’aller en terre étrangère

          Nous revenons nous revenons

          Le cœur lourd la panse légère

Nous revenons nous revenons

Sans larmes sans espoir sans armes

Nous voulons partir mais non

          Sans larmes sans espoir sans armes

          Ceux qui vivent en paix là-bas

          Nous ont dépêché leurs gendarmes

Ceux qui vivent en paix là-bas

Nous ont renvoyés sous les bombes

Nous ont dit on ne passe pas

          Nous ont renvoyés sous les bombes

          Eh bien nous revenons ici

          Pas besoin de creuser nos tombes

Eh bien nous revenons ici

Avec nos enfants et nos femmes

Pas besoin de dire merci

          Avec leurs enfants et leurs femmes

          Saints Christophes de grand chemin

          Sont partis du côté des flammes

Saints Christophes de grand chemin

Les géants qui se profilèrent

Sans même un bâton dans la main

          Les géants qui se profilèrent

          Sur le ciel blanc de colère


  

Louis ARAGON

LE CRÈVE-CŒUR

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