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ANGÉLUS



Vous qui riez

Sans doute que vous trouvez ça drôle

Ce n’est pourtant pas joyeux

Le noyé cheveux dans la merde

Qui suit la Seine et ses poissons

Au son des cloches

Le noyé multicolore au ventre énorme

Le noyé grotesque azur les pieds devant

Boomerang du destin

Croyez-vous vraiment qu’il se marre


Vous qui riez etc


La boue avec ses vieux tickets de métro

Ses rides que les pieds dérangent

Sa puanteur particulière

Tout le trottoir et ses hantises

La boue

Avec ses numéros d’autobus

Ses vieux débris ses déchets de l’instant


Vous qui riez etc


Dans le placard les bottines

Ces deux amnésiques nonnes

Un cheveu tombé sur la moquette

Les bottines

Elles n’ont pas perdu que la mémoire

Elles ont aussi perdu deux ou trois boutons


Vous qui riez etc


Autour des boutiques blondes

Petits hommes sans espoir

Rôdant avec leurs moustaches

Comme des miroirs brisés

Épient autour des boutiques habituelles

La fruitière la crémière

Et la bonne renvoyée


Vous qui riez etc


Midi roi des étés Tu parles

Tu n’as pas vu le macadam

Le pot de lait concentré qu’on achève

Pas mais qui servira ce soir avec

Sa mâchoire édentée à la façon des vieillards

Plutôt qu’a celle des tatous

Tu parles


Vous qui riez etc


Des vieillards justement les voici

Assis

Ici

À la terrasse des cafés avec les plus jolies femme du

monde

Ils les pelotent Ils bavent Ils sont

Égrillards l’œil cochon mais rouge le nez

Frémissant et morveux

Les oreilles poilues la peau tachée

De larges plaques brunes et vertes

Ils tirent de temps en temps

Non pas des coups de revolver

Non pas des coups de chapeau à ces jeunes gens qui

reluquent leurs compagnes


Non pas les conséquences d’une vie arrivant à sa fin

Mais leur portefeuille

Et le rentre très vite en hoquetant


Vous qui riez etc


Ils pelotent les femmes

Et s’ils se contentaient encore

De les peloter

Mais non

Ils leur racontent des histoires

Ils font les jolis garçons

Ce sont nos pères Messieurs nos pères


Qui trouvent que nous ne leur ressemblons pas


Honnêtes gens qui

Eux ne se sont jamais fait sucer qu’en dehors du foyer

conjugual

Ah ils en connaissent des trucs ces vieux-là

Ils ne respectent que

Ce qui est respectable

Regardez dans leurs doigts les putains qu’ils manient

Leurs yeux comme des loteries

Leurs yeux immenses où saute à la corde

Un cygne noir devenu fou

Il va chanter mais ce qui tourne


Ce moulin à café chantant

Déroule un paysage étrange où sommes-nous

Les routes croisent l’infini de leurs pas

Nous sommes au cœur d’un dessin calligraphique


Fait d’un seul trait de plume

Au comble de la complication

À la margelle où vont le soir

S’abreuver les belles porteuses de mystères

Les belles inconnues non algébriques

Celles qui tiennent dans leurs mains la pierre philosophale

Celles qui ont la pureté du couteau celles

Celles

Qui ne ressemblent aucunement

À nos mamans


Vous qui ne riez plus etc

Vous qui ne riez plus ceci est votre angélus

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Louis ARAGON

LA GRANDE GAÎTÉ