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Page VERHAEREN Emile 1

LE SAUT DE L'ANGE


Le hurlement des moteurs n'était que silence

Je me retrouvai solitaire avec ma honte

J'hésitai devant la trappe béante

Et j'oubliai de boucler ma carabine.


D'un coup de genou l'instructeur m'a aidé

À franchir la frontière de ma faiblesse

Et j'ai pris ses insultes endormies

Pour l'habituel "Hardi mon gars."


Et le vent venu du sol

D'un coup de rasoir glacé

A brisé mon cri

Et brûlé mes joues.

Et des flots aériens

Joyeux et insouciants

Ont, en un souffle, refoulé

Le tonnerre dans mon ventre.


Je suis tombé dans leurs mains habiles et tenaces

Elles me pétrissent et me ballottent à leur gré,

Et, le sourire aux lèvres, j'effectue sans effort

Une sarabande de tours inouïs en série.


Je saurai plus tard peut-être s'il existe

Une quelconque raison dans cette chute

L'horizon terrestre me bondit au visage

Puis les nuages se ruent vers la terre.


Et le vent venu du sol

D'un coup de rasoir glacé

Brisait mon cri

Et rasait mes joues.


Et des flots aériens

Joyeux et insouciants

Ont, en un souffle, refoulé

Le tonnerre dans mon ventre.


J'ai arraché l'anneau d'un seul souffle

Comme une chemise au collet ou une goupille,

Mais j'avais avant volé par erreur


Dix-huit longues secondes de chute libre.


Maintenant je suis laid, avec ma double bosse

Et dans chaque bosse un fil salvateur ;

Tendu vers mon but j'en suis amoureux,

Amoureux du saut de l'ange obligé.


Et des flots venus du sol

D'un coup de rasoir glacé

Brisent mon cri

Et rasent mes joues.


Et des flots aériens

Joyeux et insouciants

Ont en un souffle refoulé

Le tonnerre dans mon ventre.


Je vole ! Triangles, losanges, carrés

Jouent dans les rivières, les lacs, les prés,

Seul l'air maudit au service du parachute

Épaissit et durcit, en véritable ennemi.


Et l'ambulance déjà attend mon atterrissage

Crachant vers la terre dans mon désespoir,

Je toucherai le sol plus vite que l'avion

Moi, l'auteur du saut de l'ange.


Des vents me raclent

D'un coup de rasoir glacé

Brisent mon cri,

Brûlent mes joues,


Et sac sur les épaules

Et les mains au corps

Je rencontre des flots aériens

Échevelés et insouciants.


Saut inouï des profondeurs de la stratosphère !

Au signal : "Go !" j'ai bondi dans l'infini,

À l'ombre invisible d'une chimère sans visage

Pour une descente enfin, libre ! Aïda !


Je traverse les ténèbres ouatées de l'air,

Mon saut m'emmène au hasard des impératifs,

Puisqu'on ne peut descendre en liberté

Dans notre monde ignorant du vide.


Et la marée montante

D'un coup de rasoir glacé

Brise mon cri

Et rase mes joues.


Des bûchers me brûlent comme des bougies

J'atterris en état de choc

Dans des flots aériens

Droits et impeccables


Le vent suinte à mes oreilles et chuchote inconvenant :

"Ne tire pas sur l'anneau, tu seras bientôt léger."

Trois cents mètres avant la terre ! Trop tard !

Le vent trompeur, le vent trompeur me ment.


Les bretelles m'arrachent au ciel, la voûte m'attire,

Stop ! Ces minutes semblent s'être effacées,

Il n'y a pas de chute libre du haut ciel,

Il n'y a que la liberté d'ouvrir son parachute.


Les flots gorgés

Des soucis de l'homme

Me refroidissent les joues

Et m'ouvrent les paupières.


Je fixe mélancolique le ciel

Et ses étoiles solitaires,

Et je bois les flots

Aériens horizontaux.

  

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Vladimir VISSOTSKI