La carpe et les petits gâteaux

Ce que je ne voulais pas laisser perdre,
Je l'ai déjà perdu
Même si mes papilles gustatives
Courent après de leurs pattes gourmandes,
Même si mes narines chantent la complainte
D'un fumet de poisson réduit en boulettes
Qui mijotent dans un bouillon d'herbes et d'aromates.
Je l'ai perdu quand ma grand-mère est partie avec,
Comme d'ailleurs elle est partie avec ses petits gâteaux
Aux noix, aux pommes, aux figues et la cannelle
Qu'elle roulait avec amour des heures durant
Et que bêtement je croyais inscrits dans les gènes.
Je le laisse encore se perdre
Parce que ma mère est vieille, fatiguée
Assise près de la fenêtre, inaccessible
Je renonce à lui demander de m'initier
À l'art de la recette ancienne et aussi lointaine
Que le fin fond de sa Pologne.
Je l'ai laissé se perdre et je salive de nostalgie,
Car c'est bien plus qu'un plat qui s'est perdu.
C'est une langue, des traditions, une joie de vivre
Un humour, un violon sur le toit.
Mais n'allez surtout pas vous imaginer
Que je me nourris d'un quelconque fanatisme
À cause de la carpe farcie et sa recette compliquée
Que je ne voulais pas laisser perdre.

              Chantal T.