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LES AMANTS SÉPARÉS




Comme des sourds-muets parlant dans une gare

Leur langage tragique au cœur noir du vacarme

Les amants séparés font des gestes hagards

Dans le silence blanc de l’hiver et des armes

Et quand au baccara des nuits vient se refaire

Le rêve si ses doigts de feu dans les nuages

Se croisent c’est hélas sur des oiseaux de fer

Ce n’est pas l’alouette Ô Roméos sauvages

Et ni le rossignol dans le ciel fait enfer


Les arbres les hommes les murs

Beiges comme l’air beige et beiges

Comme le souvenir s’émurent

Dans un monde couvert de neige

Quand arriva Mai l’amour y

Retrouve pourtant ses arpèges

Une lettre triste à mourir

Une lettre triste à mourir


L’hiver est pareil à l’absence

L’hiver a des cristaux chanteurs

Où le vin gelé perd tout sens

Où la romance a des lenteurs

Et la musique qui m’étreint

Sonne sonne sonne les heures

L’aiguille tourne et le temps grince

L’aiguille tourne et le temps grince


Ma femme d’or mon chrysanthème

Pourquoi ta lettre est-elle amère

Pourquoi ta lettre si je t’aime

Comme un naufrage en pleine mer

Fait-elle à la façon des cris

Mal des cris que les vents calmèrent

Du frémissement de leurs rimes

Du frémissement de leurs crimes


Mon amour il ne reste plus

Que les mots notre rouge-à-lèvres

Que les mots gelés où s’englue

Le jour qui sans espoir se lève

Rêve traîne meurt et renaît

Aux douves du château de Gesvres

Où le clairon pour moi sonnait

Où le clairon pour toi sonnait


Je ferai de ces mots notre trésor unique

Les bouquets joyeux qu’on dépose au pied des saintes

Et je te les tendrai ma tendre ces jacinthes

Ces lilas suburbains le bleu des véroniques

Et le velours amande aux branchages qu’on vend

Dans les foires de Mai comme des cloches blanches

Du muguet que nous n’irons pas cueillir avant

Avant ah tous les mots fleuris là-devant flanchent

Les fleurs perdent leurs fleurs au souffle de ce vent

Et se ferment les yeux pareils à des pervenches

Pourtant je chanterai pour toi tant que résonne

Le sang rouge en mon cœur qui sans fin t’aimera

Ce refrain peut paraître un tradéridéra

Mais peut-être qu’un jour les mots que murmura

Ce cœur usé ce cœur banal seront l’aura

D’un monde merveilleux où toi seule sauras

Que si le soleil brille et si l’amour frissonne

C’est que sans croire même au printemps dès l’automne

J’aurai dit tradéridéra comme personne


  

Louis ARAGON

LE CRÈVE-CŒUR

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